« C'était en 1897, une année qui vit beaucoup de bateaux se perdre; Le « Bazar de la Charité » , la « Mésange », la « Bourgogne ». On partit de Saint-Malo, à bord du « Vaillant » pour aller à Saint-Pierre chercher « L'Intrépide », que je devais mener. J'emmenais 19 matelots, presque tous cancalais. Avec les hommes de bord, le « Vaillant » portait aussi l'équipage de la « Décidée », celui de la « Vigilante », patrons Joseph et Jean-Marie Domalain. Au total 70 hommes.
« Après quarante-deux jours de mer, le dimanche des Rameaux, on a rencontré des glaces et tapé dedans, à onze heures et demie du soir. Une demi-heure avant de couler, c'était la panique sur le pont; au fur et à mesure qu'on jetait les embarcations à la mer, elles chaviraient par le mauvais temps. Avec vingt hommes, je descendis, en caleçon et chemise de peau, à bord du dernier canot.
« Alors, c'est pas croyable ! Personne ne voudrait croire l'endurance qu'on a eue! Huit jours à la mer, sans boire, sans manger, en pleine tempête...
En passant le long de l'épave qui s'enfonçait, notre pauvre chien sauta à l'eau et vint à nous ; on le sauva et on fut obligé de le saigner dans le suroît d'un homme de quart, pour boire son sang et nous partager sa chair.
« Pendant des jours et des nuits, la neige, le vent... Pas d'aviron : il avait fallu décoller les serres du canot pour nager. Comme gouvernail, une botte au bout d'une lanière de cuir : on put ainsi accoster un iceberg et en détacher des glaçons. Drôle de ravitaillement ! on se nourrissait de glace : on devenait énormes.
« Dès le lendemain de la catastrophe, le nombre des hommes de la chaloupe commença à diminuer. Il en mourait plusieurs par jour, de faim, de soif, de froid. On en perdit 17 sur les 21. Pour moi, je pouvais peut-être tenir encore une journée; mais je sentais la vie s'en aller ; et j'avais les pieds gelés, comme mes camarades : j'en ai gardé au talon une plaie qui n'est pas encore guérie. Depuis, je n'ai jamais bien marché.
« Pourtant je ne perdis pas confiance. Je dis aux gars : « Prions Saint Antoine pour trouver du secours c'est mon chef de bordée; tout ce que je lui demande je l'obtiens ». On fit aussi à N. D. du Verger le voeu d'aller la remercier pieds-nus, bottes en mains, et avec nos cirages. Eh bien ! le Bon Dieu eut pitié de nous. J'ai vu à mes pieds la mer plus haute que la maison, et elle n'entrait pas. J'ai l'impression que la Vierge était derrière nous, pour retenir les lames.
« C'est dans la nuit de Pâques, encore à 11 heures et demie, comme on était couché au fond du canot, que le petit Dagorne aperçut un bateau à quelques centaines de mètres. Alors, de toute la force qui nous restait, on se mit à crier : « Sauvez-nous, sauvez-nous! ». Le navire s'approcha et mit à l'eau une embarcation. C'était « L'Amédée », patron Fortin. Un bon bonhomme ; sans lui, il y a longtemps qu'on serait mort; toutes les douceurs que sa femme lui avait préparées dans son coffre, ça fut pour nous.
«Pendant ce temps-là, la nouvelle du naufrage courait à la Houle. La mère l'apprit en rentrant du "Bas-de-l'eau ". La première impression passée, elle se ressaisit : « J'ai confiance dans N. D. du Verger, s'il y en a un de sauvé, ce sera lui ! »
« Quand ils nous eurent hissés, avec bien du mal, la goelette continua sa route vers Saint-Pierre. A l'hôpital, mes camarades furent amputés des deux pieds, moi, je ne voulais pas : j'avais 27 ans, je ne pouvais pas me résigner à rester infirme.
« Un caboteur, le « Roger », de Nantes, quittant Saint-Pierre chargé de prime (les premières morues), nous rapatria à Bordeaux. En repassant sur le lieu du naufrage, le capitaine me monta sur son dos pour aller voir les glaces. Des glaces encore, en plein mois d'août !
« A Cancale, une de mes premières visites fut pour la Bonne Vierge. Avec mes camarades, on fit le pélerinage promis, en voiture forcément, mais on emporta bottes et cirages. Plus tard, je repris la route avec la mère, pieds nus, et on porta un petit bateau en reconnaissance : il est toujours là, suspendu à droite de l'autel.
« Je fus un an sans travailler, à me promener sur la Banche avec mes béquilles. Et depuis, je n'ai plus quitté Cancale : ma femme m'empêcha de retourner au Banc essayer de gagner ma pauvre vie. Mais si le Bon Dieu retire un marin d'une pareille aventure, c'est pas pour le laisser mourir de faim ! »